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Le petit homme regardait le fatras de la Commission avec une satisfaction non dissimulée. De toute la campagne, c’était de
ce groupe de savants et d’artistes qu’il était le plus fier, car en plus de transformer un coup de force militaire en mission exploratoire, ces hommes, grâce à lui, feraient progresser l’ensemble
des connaissances humaines.
Son expression changea brusquement, et il ne souriait plus du tout quand il regarda à nouveau Jean d’Arras :
« Pourquoi crois-tu que
nous nous lancions dans cette campagne stupide ? » demanda Bonaparte sans ambages.
Surpris par le changement
d’humeur du militaire, l’autre haussa le sourcil :
« Pour faire la nique aux Anglais, Monsieur,
répondit un Malek désarçonné, qui endossait déjà à merveille l’emploi de serviteur benêt.
- C’est évidemment ce que
tout le monde croit. Les railleurs disent même que nous attaquons à l’Orient parce que nous ne pouvons pas avoir l’Angleterre ! Mais crois-tu que la République soit riche à ce point pour se
permettre une telle folie ?
- Je ne sais pas, Monsieur.
- Bien sûr, tu ne sais pas. Tu es un homme simple,
et je t’envie. Non, vois-tu, toute cette histoire n’a été montée que dans un seul but : m’éliminer ! Et on ne regarde pas à la dépense, comme tu peux le constater ! Ces bâtards du
Directoire ont peur de moi et de mes succès, de ma popularité dans l’armée. Ils craignent qu’un jour je leur réclame la France, qu’ils sont incapables de garder. C’est pourquoi ils m’envoient à
mille lieues de Paris combattre un ennemi qu’ils pensent dix fois plus fort que moi, escomptant que mes os blanchiront bientôt dans les sables du désert, au pied des Pyramides.
- Mais monsieur, n’exaucez-vous pas leur
souhait, en y allant tout de même ? demanda le barbu, sceptique.
- Assurément, ils estiment avoir joué
finement. Mais je sais des choses qu’ils ignorent, et en m’appelant Alexandre, tout à l’heure, tu as fait montre d’une jugeotte qu’on ne soupçonnerait pas au premier regard. Car la vérité,
entends-moi bien, c’est que je suis né pour accomplir de grandes choses, et qu’il ne m’arrivera rien tant qu’elles ne seront pas accomplies ! Crois-tu en la métempsychose, la transmigration
des âmes ? »
L’autre lui renvoya un regard vide. Malek
avait en effet vite compris que si le général avait besoin d’un valet docile et débrouillard, il préférait de beaucoup qu’il fût inculte et malléable.
« Non, évidemment, ces matières te
dépassent, reprit le Corse en lui tapotant l’épaule. Alors laisse-moi t’expliquer, car j’ai besoin que tu me comprennes, si tu le peux. Certains pensent, et depuis fort longtemps, que notre âme
nous survit après la mort, et que, le cas échéant, elle peut occuper un autre corps plus tard, que ce soit celui d’un homme ou d’un animal, pour finir le travail qu’elle avait commencé. Tu me
suis ? »
Le tout nouvel homme de main opina
vivement du chef.
« Alors voici mon secret, que tu
ne répèteras à personne si tu veux que j’aie confiance en toi. Je suis Alexandre revenu parmi les hommes, tel que tu me vois, ayant pris un corps nouveau pour achever son Grand
Œuvre ! »
Le Barbu du Nord fixait Bonaparte avec
perplexité.
« De quel Grand Œuvre
parlez-vous, Monseigneur ? demanda-t-il avec déférence.
- Unifier toutes les nations de la Terre
sous une seule bannière, et un seul gouvernement ! Etendre l’idéal révolutionnaire à la planète entière, les armes à la main s’il le faut, car les peuples ne savent pas toujours ce qui est
bon pour eux ! En m’envoyant en Egypte, les imbéciles du Directoire me font marcher dans mes propres traces, et m’offrent une victoire facile, car je ne peux échouer là où j’ai déjà
vaincu ! Voici mon secret, Jean Thibault d’Arras. C’est lui qui me confère ma force, car je connais mon destin. Me suivras-tu ? Seras-tu capable de te taire ? »
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